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Mon enfance, je l’ai vécue dans un univers d’interdictions. Celles de ramasser les prospectus dans les rues, de lire les messages graffités sur les murs, de regarder les militaires dans les yeux. 

Je suis née en 1984, deux ans avant la chute de la dictature, mais j’ai grandi dans la peur de voir des tontons macoutes forcer notre porte, embarquer mon père, violer ma mère, exterminer la famille… J’ai été traumatisée par l’effroi qui figeait le visage de ma mère à l’évocation du nom Duvalier. Pourquoi, jusqu’à sa mort, a-t-elle refusé de croire que les temps avaient changé ? 

À 14 ans, alors qu’elle s’en allait au marché à Petit-Trou-de-Nippes, une commune du sud d’Haïti où elle vivait avec ses parents, des tontons macoutes l’ont contrainte à monter dans un camion et l’ont emmenée à Port-au-Prince. Il était alors coutume d’organiser des fêtes en l’honneur de Duvalier, ramassant çà et là des gens dans les villes de province pour combler une assistance glorifiant l’entente du Pouvoir et du Peuple. La fête finie, ma mère s’est retrouvée livrée à elle-même, sans moyens de rentrer chez elle. Par chance, elle trouva un hébergement fortuit et un travail comme domestique chez des étrangers. Elle vécut deux ans à Port-au-Prince avant de pouvoir rentrer chez elle. La croyant morte, ses parents avaient fait chanter une messe en sa mémoire. 

Il y a trois ans de cela, nous sommes partis à Kazal, au nord de Port-au-Prince, avec l’espoir de mieux comprendre notre histoire familiale et l’histoire occultée de notre pays. Lors de nos premières visites, nous étions surpris par la puissance des émotions qui, jusqu’à aujourd’hui, surgissait des témoignages des habitants. À Kazal, les mots pour dire la dictature sont vifs. Ils se déversent au cours d’un flot incontrôlable. Celui qui n’était pas né lors des événements porte lui aussi un souvenir brutal de ce qui s’est passé en 1969. Au printemps de cette même année, des militaires et miliciens du régime écrasèrent dans le sang un soulèvement de paysans mécontents de payer les taxes abusives que leur imposait le pouvoir et de subir l’interdiction d’utiliser l’eau de la rivière qui sillonne leur propre village. Après quelques semaines d’hostilité, entre le 27 mars et le 16 avril 1969, on dénombra au moins 23 paysans morts, 80 disparus et 82 maisons incendiées. Les plus doctes désignent ces événements par « Massacre de Kazal », les Kazalais, eux, simplement par « L’affaire ». Lors de nos conversations, ces derniers égrènent les noms de ceux qui ont été exécutés sommairement, enterrés vifs, faits prisonniers. 

 

Seuls de rares traces matérielles et quelques témoins de cette histoire ont pu résister au délabrement et au temps. Pourtant l’émotion monte à la gorge lorsque l’on visite ces lieux, fixe ces visages jusqu’alors inconnus, lorsque l’on écoute ces voix oubliées des livres d’histoire, des tribunaux et des archives du pays. Dans un pays où l’Histoire nous glisse entre les mains, où la mémoire s’effrite, leur parole se donne, s’envole, incomprise. Tout comme celle de nos mères. 

Edine Célestin - Kolektif 2d

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